Dans « Féminicides – une histoire mondiale« , l’historienne Christelle Taraud dresse un vertigineux tableau des homicides volontaires que les femmes subissent depuis des millénaires, montrant qu’il s’agit bien d’un phénomène social documenté, massif et enraciné. En 2022, en Belgique, au moins 18 femmes ont déjà été tuées parce qu’elles étaient des femmes. Elles étaient au moins 22 en 2021, 26 en 2020, 24 en 2019, 39 en 2018 et au moins 43 en 2017. C’est donc arrivé 172 fois, au moins, sur ces 6 dernières années. Ces chiffres découlent d’un recensement effectué par les associations féministes sur le blog Stop Féminicide sur base d’articles de presse, puisque la Belgique ne disposait, jusqu’à présent, d’aucune statistique officielle. Tout porte à croire qu’elles sont en réalité bien plus nombreuses que ça. 

En Belgique, on estime qu’un homme a tué sa (son ex) compagne en moyenne tous les 12 jours lors de ces 5 dernières années. Il est important de se rappeler que le féminicide est la forme la plus extrême des violences de genre. Ils surviennent souvent après des mois voire des années de souffrance. Ces chiffres terribles montrent l’urgence d’agir pour éradiquer les violences de genre, liées aux rapports de domination persistants entre les femmes et les hommes. 

Grâce à la lutte des militantes féministes, le terme rentre progressivement dans le vocabulaire commun. Si le féminicide figure dans le Code pénal d’une dizaine de pays latino-américains, ainsi qu’en Espagne (2004) et en Italie (2013), juridiquement, il n’existait toujours pas en Belgique. Le Petit Robert le définit depuis 2015 comme un « Meurtre d’une ou plusieurs femmes ou filles en raison de leur condition féminine » mais le terme reste encore absent de la plupart des dictionnaires. 

Le Conseil des Ministres a adopté ce vendredi ma Loi cadre #StopFéminicide qui dote la Belgique d’un ensemble d’instruments de mesure des féminicides et de protection des victimes : elle définit la notion de féminicide officiellement, permet de collecter des données statistiques, améliore les droits et la protection des victimes et prévoit de former la Police et les magistrats. C’est une première en Europe. 

Cette “Loi sur la prévention et la lutte contre les féminicides, les homicides basés sur le genre et les violences qui les précèdent” est une véritable révolution dans la manière de lutter contre les féminicides. Nous sommes enfin dotés d’outils efficaces pour mieux cerner le phénomène et protéger les victimes. C’est un immense soulagement de savoir que des vies vont pouvoir être sauvées.. 

Cette loi comprend entre autres :

Définitions

Afin de mener une politique intégrée pour lutter contre les féminicides, il importe de se mettre d’accord sur ce dont on parle. Cette définition, basée sur des textes européens et internationaux, distinguera le féminicide intime (par exemple une compagne), le féminicide non intime (par exemple une femme dans un réseau de prostitution), le féminicide indirect (par exemple suite à un avortement forcé ou une mutilation génitale féminine) et l’homicide fondé sur le genre (par exemple un homme transgenre).  

En outre, on y définit non seulement les féminicides, mais aussi les différentes formes de violence qui peuvent précéder à un féminicide, comme la violence sexuelle, la violence psychologique et le contrôle coercitif. Le fait que la « perspective de genre » soit également définie juridiquement, pour la première fois, permet que celle-ci soit utilisée lors de l’adoption et de la mise en œuvre de toute décision, politique ou mesure en lien avec le champ d’application de la présente loi.

Collecte des données et publications

Mesurer, c’est savoir. Il est donc important de collecter des données pour avoir une vision de l’ampleur du problème et de ses caractéristiques, afin d’en tirer les enseignements nécessaires pour renforcer la prévention contre les féminicides.

La “Loi Féminicide” comprend trois mesures en la matière : 

  1. Chaque année, un rapport  reprenant les principales statistiques liées aux féminicides les caractéristiques des victimes, des auteurs et de la relation entre la victime et l’auteur sera publié
  2. Tous les deux ans, une étude sur les féminicides portant notamment sur la prévalence des différentes catégories et types, sur leur développement au fil du temps et sur les mesures prises pour endiguer le phénomène, sur les données pertinentes relatives aux victimes, aux auteurs, à la relation entre la victime et l’auteur, aux circonstances entourant la mort, aux caractéristiques de l’incident et aux motifs liés au genre de la victime. 
  3. Enfin, un travail d’analyse qualitatif des cas de féminicides sera réalisé par un comité interdisciplinaire afin d’identifier les manquements et de formuler des recommandations  au Gouvernement.

Les droits des victimes de violences de genre

Les victimes d’une tentative de féminicide sont bien entendu au cœur de cette loi. Elles bénéficieront désormais de nouveaux droits : 

  • Le droit de faire traduire les principaux éléments de leur interrogatoire dans une langue qu’elles comprennent. Par exemple si une femme victime de violences parle uniquement ukrainien, elle pourra avoir accès à son audition traduite dans cette langue, sans devoir payer un traducteur.
  • Elles pourront également choisir d’être interrogées par un membre des forces de police du genre de leur choix. 
  • La loi garantit que les victimes soient reçues dans un local adapté offrant la discrétion nécessaire, par un policier ou une policière formé aux violences fondées sur le genre. 
  • Le droit à l’information pour les victimes des mesures de protection existantes : alarme anti-rapprochement, interdiction temporaire de résidence, interdiction de lieu ou de contact, adresse non-communicable… et à leur mise en place. 
  • Enfin, les victimes de violences de genre non aiguës pourront déposer plainte en ligne. 

 L’évaluation des risques comme outil de prévention

On sait que les violences fondées sur le genre forment un continuum, un cercle vicieux qui commence parfois par des formes de violences qui peuvent paraître plus anodines. Un élément important dans la lutte contre l’escalade de la violence sera l’obligation d’utiliser un outil d’évaluation et de gestion des risques, à actualiser à chaque nouvelle étape de l’enquête, avec une lecture intersectionnelle et une prise en compte de la vulnérabilité de la victime Un procédé presque unique au monde. Cela devrait permettre à la police et à la justice de mieux évaluer les risques encourus par une victime, d’analyser la dangerosité des auteurs et de prendre des mesures de protection, telles qu’une ordonnance d’interdiction temporaire (mesure d’éloignement) ou une alarme anti-rapprochement.

 Formations

Il est extrêmement important que les policiers et les magistrats connaissent cette loi et maîtrisent les nouveaux outils de lutte contre la violence qui précède les féminicides. Par conséquent, dans le cadre des formations existantes destinées aux policiers et aux magistrats, une attention particulière sera accordée aux féminicides et au cycle de la violence qui les précède. Les magistrats déjà formés aux violences de genre auront la possibilité de suivre un module spécifique relatif à cette nouvelle loi. 

“Cette loi est une révolution : nous allons enfin compter officiellement les féminicides, étudier plus en détails ce fléau, et mettre en place plusieurs outils complémentaires pour éradiquer ce phénomène, et sauver des vies. Trop souvent des victimes auraient pu être évitées parce que l’évaluation des risques n’a pas été faite. Avec cette loi nous y remédions. Je la dédie à toutes ces femmes qui ont perdu la vie sous les coups d’un homme. Aujourd’hui encore, on ne naît pas femme mais on en meurt.”  – Sarah Schlitz

Sources

  • https://www.monde-diplomatique.fr/2004/07/RAMONET/11299
  • Le féminicide intime est l’homicide intentionnel d’une femme en raison de son genre, soit commis par un partenaire, soit commis par un membre de la famille au nom de la culture, de la coutume, de la religion, de la tradition ou du prétendu «honneur» ou pour d’autres motifs, ou la mort d’une femme résultant de pratiques qui causent un dommage sur les femmes (par exemple : les mutilations génitales féminines).
  •  Le féminicide non-intime est l’homicide intentionnel d’une femme par un tiers en raison de son genre, ou est la mort d’une femme résultant de pratiques qui causent un dommage sur les femmes qui survient entre partenaires ou dans le milieu familial.
  • Le féminicide non-intime est :
    • soit commis principalement dans un contexte d’exploitation sexuelle ;
    • soit commis principalement dans un contexte de trafic ou de traite d’êtres humains ;
    • soit commis principalement dans un contexte de violences sexuelles ;
    • soit commis principalement dans le cadre d’un continuum de violence en lien avec une relation de pouvoir inégal ou d’un abus de pouvoirs de l’auteur sur la victime.
    • soit commis dans un autre contexte, en raison du genre de la victime. 
  • Le féminicide indirect est l’homicide non-intentionnel d’une femme en raison de son genre ou la mort d’une femme résultant de pratiques qui causent un dommage sur les femmes, le décès d’une femme ou le suicide d’une femme qui résulte : 
    • soit principalement de violences entre partenaires ou dans un contexte familial ;
    • soit principalement de mutilations génitales féminines ;
    • soit la violence, dans un autre contexte, à l’égard du genre de la victime ou de pratiques qui causent un dommage sur les femmes;
  •  L’homicide fondé sur le genre est l’homicide d’une personne en raison de son genre, ou la mort d’une personne résultant de pratiques dommageables fondées sur le genre pour ces personnes. 
  •  Le « contrôle coercitif » est celui qui résulte d’un acte ou d’une série d’actes d’agression, de menaces, d’humiliation et d’intimidation ou d’autres abus utilisés pour blesser, punir ou effrayer la victime, ou par un « comportement contrôlant », c’est-à-dire celui qui résulte d’un ensemble d’actes visant à rendre une personne subordonnée et/ou dépendante en l’isolant des sources de soutien, en exploitant ses ressources et ses capacités à des fins personnelles, en la privant des moyens nécessaires à son indépendance, à sa résistance et à sa fuite, et en réglementant son comportement quotidien.”
  •  La perspective de genre est la « manière d’examiner ou d’analyser l’impact du genre sur les rôles sociaux dans toute politique, décision,  ou mesure, en tenant compte des déséquilibres structurels et historiques ».
  •  Cela comprendra au moins : le nombre de féminicides et leur classification en catégories et types, le nombre d’homicides fondés sur le genre et leur classification en catégories et types, le nombre de plaintes, d’informations, d’instructions et de condamnations pour les violences, les féminicides et les homicides fondés sur le genre, le nombre de tentatives de féminicides et d’homicides fondés sur le genre, le nombre d’ordonnances d’interdiction temporaire de résidence prononcées en cas de violence domestique, ainsi que le nombre d’ordonnances non-respectées,  le nombre de classements sans suite de plaintes en matière de violences qui précèdent les féminicides, le nombre de plaintes déposées pour les féminicides et les homicides fondés sur le genre et leurs tentatives, les chiffres internationaux disponibles concernant les féminicides et leur  comparaison avec les données disponibles en Belgique.